LE DÉMEMBREMENT DE L’ACTION PUBLIQUE
ET LES RISQUES DE
DERIVES :
QUEL REGARD POUR LA
TUTELLE ET SA QUALITE ?
Par Claude BONNET
Inspecteur général
honoraire au ministère de l’Ecologie
claude.bonnet.ig@gmail.com
5 juin 2018, Cercle Montesquieu
*une origine découlant des 30 Glorieuses et de la
reconstruction : l’Etat à la manœuvre au premier rang, dans une filiation
au programme social et économique du CNR : il faut combiner efficacité et
souplesse
*extension considérable des domaines d’intervention et du
poids de ces outils qui ne sont pas tous des domaines régaliens mais le
côtoient toutefois (environnement, protection de la nature et des littoraux,
Parcs nationaux, secteur de santé, secteur nucléaire : leur
professionnalisme est souvent cité en exemple comme l’affichage de leur
indépendance extrême (ASN) malgré des performances finalement très inégales qui
empêchent un jugement « globalement positif » ;
-leurs résultats d’exploitation négatifs s’ajoutent à celui
de l’Etat (et à sa dette) ; ce qui accroît le déficit public global
intégrant les opérateurs
-mais quand ces opérateurs font des bénéfices, ils sont
souvent pressurés pour contribuer par oukaze, bien maigrement, à la politique
de réduction du déficit global d’Etat (moindre subvention, compression
d’effectifs) ; ou alors la subvention pour charge de service public est
réduite pour l’exercice suivant
*leviers juridiques multiples et pas toujours logiques (EP,
SApublique) pour caractériser l’action de ces opérateurs d’Etat : le risque de conflit d’intérêts n’est
pas nul pour une catégorie de hauts dirigeants issus de l’Administration comme
l’a subi le dirigeant à ORANGE dans une procédure de plusieurs
années ; au surplus l’apparition de
multiples filiales souvent privées de ces groupes (bénéficiant parfois des
faiblesses ou rigidités de la maison-mère comme SNCF ou jouant d’une logique
libérale conquérante comme Keolis et son bons résultats domestiques et à
l’international) complexifie et
obscurcit le rôle de la puissance publique
*les missions affichées dans l’objet social sont souvent
amples (trop) voire trop globales comme
pour la CDC, EP sui generis depuis 2 siècles et assez mal
maîtrisé (malgré une surprenante présidence du Conseil de surveillance par un
parlementaire), ce qui permet avec le temps une diversification d’activités
parfois insolites, sur des domaines peu cohérents (renflouement par ex de la
Compagnie des Alpes gérante notamment des stations emblématiques des 3
vallées) :
-un recentrage est engagé utilement par le nouveau DG en
2018 pour resserrer le management (un adjoint et un Comité exécutif de 5
membres) et clarifier des liaisons provisoires ? entre géants
potentiellement concurrents (épargne ou caisse de retraite, la Poste) ;
« au service de l’intérêt général et du développement économique du
pays ; placé sous la protection de la nation » : avec de telles
références issues du contexte troublé de 1816 (rassurer l’épargnant sous la
Restauration, jouer la stabilité), l’organisme peut tout faire au service de la
veuve et de l’orphelin, comme des grands intérêts de l’Etat bourgeois et
s’ouvrant au capitalisme bancaire (les deux premiers dirigeants sont restés en
poste environ 30 ans chacun)
*beaucoup de DG de ces opérateurs sont attirés par une
extension flatteuse de leur assiette de compétences et en persuadent le CA
(prestations sur l’étranger comme IGN ; prises de participation diverses,
création de filiales etc) : leur
origine souvent d’ancien Directeur d’adm centrale repositionné et promu à ce
poste leur donne la conviction d’une certaine marge de manoeuvre (ils libèrent
un poste de DAC guigné par d’autres ou alors quand le ministre exige une
mutation brutale)
*un kaléidoscope
invraisemblable qui perturbe toute lisibilité dans la stratégie d’Etat dans des
domaines clé comme l’industrie (s’en mêler mais jusqu’où), l’énergie ou les
transports. L’absence d’un ministère clair de l’industrie (domaine
rattaché en l’espèce à Bercy- on se rappelle A. Montebourg) est un aveu
d’impuissance ? On est loin du contexte du gouvt Pompidou avec un grand
ministre de l’Industrie, ingénieur des Mines André Giraud qui a lancé une vraie
dynamique industrielle dans les années 60
*une tutelle
diversifiée (plutôt interministérielle) et souvent lointaine et molle dans
sa mission, en tout
cas trop souvent peu réactive voire illisible
*couplée à un management
parfois solitaire et vertical par suite d’ego surdimensionné de
dirigeants surdiplômés et intouchables- parfois concurrents pendant de
longs mandats (Areva sous le magistère tout puissant d’Anne Lauvergeon,
ingénieur des Mines longtemps protégé par F. Mitterrand puis J. Chirac (en
première ligne dans tous les voyages présidentiels en Afrique) ; voire EDF
sous le mandat de H. Proglio,) : la
responsabilité publique est alors dévoyée
ou mise en berne
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*une lacune trop
fréquente dans la stratégie de ces organes exprimée sur long terme
initiée par les pouvoirs publics eux-mêmes aux positions divergentes et
changeantes : Bercy, Matignon, Elysée en sus du ministère officiel de
tutelle : les échéances électorales incitent soit à la politique de
l’autruche soit à des arbitrages fragiles, en demi-teinte et/ou
contre-performants ; la rotation des ministres est un facteur de fragilité
*la mission même de service public dans d’anciens secteurs
monopolistiques (télévision ou radio après l’époque de l’ORTF)) n’est pas
toujours stabilisée et bien définie, avec un organigramme évolutif [longtemps
en silos par chaîne et perspectives de responsabilité par contenu transversal
–selon les projets de l’actuelle PDG : ex des messages et spécificités
culturelles délivrés par la TV restée publique (quels renforcements de
contenus ; quel volume de productions pour les territoires avec FR3, ou idem
pour Radio France qui a connu une péripétie de présidence avec une éviction
décidée par le CSA. La contrainte comptable et les rabots budgétaires
dénaturent une stratégie qui se voudrait stabilisée en impliquant le numérique
(ex des fameux 50 M de coupes budgétaires brutales imposées en 2017 pour
FTélévision qui ont été perçues comme une provocation par les syndicats (un
budget opérationnel de 4,4 Mds) ; le non remplacement partiel des départs
en retraite est une autre réponse pour des économies, mais la démarche a été
mal annoncée et engagée
*des déficits
chroniques pour nombre d’entre eux générant des dettes inquiétantes-
insupportables (déficits et dettes non endossés clairement par le
Parlement –ce qui est une anomalie
-comme SNCF)
*une logique générale de
fin d’activités de monopole engagée par Bruxelles (directive énergie en
2007 qui a ouvert la voie à Engie privatisé ou Direct Energie), une directive
sur les transports longtemps retardée et maintenant appliquée pour le futur en
France (avec prudence, jusqu’au délà de 2030)
*Des initiatives hasardeuses dans les investissements
comme des comportements extrémistes des personnels qui conduisent parfois à des catastrophes
dans des secteurs où l’Etat devrait lâcher la bride (RATP naguère qui a pu se restabiliser ;
SNCF, chantiers navals, Air France-KLM
soumis à des secousses régulières et ses 14,3% restant à l’Etat
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CONTROLE ET REGULATION
*une politique générale de contrôle et de régulation plus
musclée est indispensable, dans une logique d’évaluation des politiques
publiques dont s’empare enfin le Parlement
*la tutelle doit se concentrer sur les seuls outils
–opérateurs légitimes ; la
privatisation doit se poursuivre de manière avisée (les ex passés ont été trop
brutaux et systématiques (autoroutes) car l’Etat n’a pas à se mêler de
stratégie de groupe industriel automobile ou portuaire, et même de distribution
de courrier : l’Etat n’est pas un chef d’entreprise mondial pouvant
supplanter un Carlos Ghosn ou lui donner des leçons sur
Renault-Nissan-Mitsubishi même sur sa rémunération flatteuse de 13 M/an votée
par l’AG : quelle pertinence encore à ses 15% dans le capital au sein du
nouveau n°1 mondial qui multiplie les performances.
Nota : pourtant
c’est bien en raison du contexte plus tourmenté de 2014 que l’Etat français
tout comme un partenaire chinois sont entrés dans le capital de Peugeot SA
alors en difficulté. Position qui a pu être revendue après. L’Etat peut se
porter au secours de groupes « stratégiques » en déficit grave ou
manque de disponibilités. Soit mais c’est une intervention devant rester
exceptionnelle. Le bras armé de la BPI, filiale de la CDC, peut y pourvoir par
ses participations mais c’est surtout au service des PME-PMI méritantes et
innovantes et même TPI.
*les grands opérateurs historiques perdent inexorablement
des parts de marché, poussés par une concurrence efficace, source de prix
plus bas et de bénéfices d’exploitation avérés avec des personnels motivés
(Direct Energie depuis 2003 et ses 2,5 M de clients qui vient d’être racheté
par le groupe pétrolier TOTAL pour 2,5 Mds (avril 2018) : une position
croissante à 7% du marché et une projection à 15% d’ici 2022, que devrait ne
pas sous estimer le PDG d’EDF, fort de ses parts de marché encore massives
(mais il perd des centaines de milliers de clients chaque année)
Au demeurant la concurrence par Total (4è mondial) dans les
énergies nouvelles devient « électrique » avec EDF qui ne croit pas à
la pertinence de la stratégie du pétrolier dans l’électricité et les énergies
renouvelables, en pointant avec ironie la perte d’exploitation de la filiale
américaine SunPower (1,5 Md depuis 2013) et se montre agacé des initiatives
déterminées du pétrolier : acquisition en 2016 du belge Lampiris, puis 23%
d’ Eren Renewable Energy, la société de Pâris Mouratoglou, ex patron d’EDF
Energies nouvelles (avec perspective du total), une société qui a investi
fortement dans les pays ensoleillés et ventés comme Grèce, Inde, Israël ou
Ouganda (3 giga de capacité annoncés pour 2020 et 5 en 2022) : c’est un
joli coup qui peut titiller le mastodonte EDF, sans doute moins réactif et plus
tenaillé au regard de la sensibilité « politique » de toutes ses
actions et du contexte lourd de fermeture annoncée par le ministre –en tout cas
promis- de 17 réacteurs à l’horizon 2025 soit le tiers environ du total :
annonce sans doute encore illusoire, à regarder la difficulté concrète de
fermeture effective de Fessenheim, la première du genre !. En tout cas le
PDG de Total est un manager stratège de première qualité, excellent successeur
du regretté de Margerie qui avait porté son groupe au firmament des alliances
et partenariats (Russie notamment). Des vrais capitaines d’industrie, ce que
s’efforce d’être aussi Jean Bernard Lévy, ancien patron efficace de Vivendi et
de Thalès (2 ans seulement), appelé en novembre 2014 à cette présidence
emblématique et exposée d’EDF par le chef de l’Etat sans pouvoir vraiment
répondre par la négative. Pas sûr que le poste ait été vraiment désiré !
Challenges du 28.09.17
*un portefeuille boursier d’Etat d’environ encore 80-85
Mds qui a beaucoup évolué, en général à la baisse (France Telecom ou Air
France) : on peut s’en féliciter mais cela représente une année de déficit
budgétaire courant !
*il reste quelques beaux « bijoux de famille »
susceptibles d’être cédés en Bourse ou à un candidat déclaré qui serait jugé
pertinent -opération faisant sens comme :
-AccorHotels face au groupe Air France-KLM (mai 2018- on parle même d’un échange d’actions) au
regard de la complémentarité d’activités : l’Etat se dégagerait de sa
position ambiguë/intenable sur le conflit social rampant des personnels
navigants (pilotes surtout) qui cultivent une posture jusqu’au boutiste
déraisonnable. Que pèse en effet sa part de 14,3% et un cours boursier dégradé
de 50% en 5 mois à 7,5€ (certes restant justement l’actionnaire de référence),
alors que la seule présence encore de l’Etat même modeste au capital –avec 64%
de flottant- est perçu comme une opportunité de solliciter la tutelle
historique et d’invoquer l’adossement des salariés à la puissance publique….
Pour ne rien craindre et tout exiger en termes de rémunération (+6% tout de
suite !) et conditions de travail déjà avantageuses.
Engrenage infernal, très embarrassant au plan médiatique
alors que le président annonçait en septembre être sorti « d’une situation
de défiance », qui peut aboutir à une disparition à terme de l’emblème
national (comme la Suisse ou l’Italie en très mauvaise passe) : or
l’alliance avec KLM qui est davantage responsable en gestion et fait 2 fois
plus de bénéfices voit d’un œil de plus en plus exaspéré ces débordements
français par une grève absurde qui jette l’opprobre sur la compagnie tout entière
et son renom (épisode récent des chemises arrachées de dirigeants poursuivis et
molestés par des agents hystériques dont certains ont été renvoyés suite à
jugement !). Or cette compagnie hollandaise a survécu à travers cette
alliance présentée comme une aubaine à exploiter. Après des débuts prometteurs,
Air France revient à ses vieux démons de contestation et de pression de la part
des commandants de bord rémunérés toutefois autour de 18.000€/mois jusqu’à
25.000. Difficile de prétendre à une position médiocre et d’exiger d’un coup
–en l’espèce – la totalité des bénéfices d’exploitation de l’année précédente
sur une hausse salariale du personnel. Invraisemblable de provoquer un coût de
grève de plus de 200 M et ne pas accepter la proposition équilibrée de la
direction (un M. Janaillac pondéré et compétent, aux commandes depuis 2 ans qui
a mis son poste en balance sur une consultation interne- question trop évasive-
et a décidé de partir). L’étalement était indispensable sur quelques années. Il
en va de la survie de la société ! Il faut souhaiter bon courage au
successeur à trouver, et là encore c’est un casse-tête pour repérer une perle
rares désireuse d’aller au charbon !
Rappel : un chiffre d’affaires prometteur de 26 Mds en
2017 avec +3,8% (+5,6% de passagers) et un bénéfice d’exploitation de 588 M
après des années difficiles
-la filiale HOP ! mise en place non sans difficulté qui
manque cruellement de pilotes (attirés tous par Air France, obligeant à des
maintiens au sol de plusieurs avions et des annulations de vols
-la filiale Joon, enfin acceptée par les pilotes –de moindres
rémunérations mais un processus d’intégration prioritaire dans AirFrance lors
de vacances- qui a pris on envol sur le marché davantage low cost sur le moyen
courrier et dès 2018 sur le long courrier ; la low cost Transavia enfin
profitable avec ses 29 appareils programmés à 40 d’ici 2020 (bon remplissage
des avions et prix plus élevé du billet). Cette activité est promise à un net
développement.
-des coûts plus élevés que ses concurrents (cotisations
patronales, taxation plus lourde) : le coût total d’un pilote pour la
compagnie, pour un salaire net de 100 est de 274 en France, 210 en RFA et 106 à
Dubaï ; un besoin de progrès de productivité espéré possible de 1,5% par
an
-de résultats remarquables des concurrents qui montrent que
le groupe AF est en retard (IAG avec +3 Mds et près de 2 pour Lufthansa
-en septembre 2017 une alliance renforcée au capital (8,8%) a
joué avec deux acteurs Delta Airlines –le marché nord américain le plus rentable
du groupe- et China Eastern (depuis 2010) complété par une entrée dans Virgin
Atlantic, autre partenaire : ces liens capitalistiques apparaissent comme
la voie la plus efficace pour intégrer davantage le marchés américain et
asiatique, et répondre à la concurrence vive issue des autres groupes européens
survivants et renforcés (IAG emmené par British Airways-Iberia lequel
s’intéresse à la prise de contrôle de la compagnie low cost norvégienne-
mauvaise nouvelle pour AF sur ce créneau, et la Lufthansa)
-des résultats d’exploitation constatés encourageants et
positifs en 2017 liés aussi au faible coût relatif du carburant : mais la
situation en 2018 se dégrade sur ce point
Par ailleurs vendre certes, mais c’est une option peu
enthousiasmante dans un contexte où le cours boursier a perdu 50% de sa valeur
en peu de temps (sur 2018) et où les concurrences s’aiguisent entre blocs
de compagnies réunies au sein de leurs alliances (Skyteam pour AF)
- ADP-Aéroports de
Paris déjà partiellement privatisé (une première frontière avec l’étranger au sein de l’aéroport
Roissy-Charles de Gaulle d’où un enjeu évident de sécurité nationale). Voilà
une pépite nationale en forte croissance avec une évidente attractivité liée à
la force touristique pour des groupes déjà parties prenantes comme le groupe de
BTP VINCI (décider de passer sous la barre des 50% obligera à une loi) :
une espérance de 8 Mds de recettes évaluée au cours de mars 2018. Les élus
franciliens sont vent debout contre une décision présentée sans concertation
« d’aliénation du patrimoine national ». Pourtant, le contexte de
45-46 qui s’ouvrait sur un développement de la plate forme aéroportuaire
parisienne, sur une superficie enviable à Roissy n’a plus rien à voir avec
l’environnement mondialisé du trafic qui illustre des concurrences acharnées
entre hub européens. Le pôle de Paris-Ile de France doit pouvoir remporter une
victoire sur Frankfort et même sur Londres par un hub performant et fluide
–vers les Amériques et vice versa-, au regard de son attractivité remarquable
touristique (plus de 80 M de touristes/an, 1è destination mondiale devant
l’Espagne ou l’Italie)
-ou la FDJ . Mais
la posture idéologique de certains opposants à ces « bradages »
(syndicats, PS) peut perturber le jeu et le respect du sens général du service
public (ne pas encourager l’addiction au jeu). Elle peut infléchir certaines
options de revente –et de perte de responsabilité publique ou en tout cas se
limiter à une vente partielle (conserver une minorité de blocage).